Intervention de Jean-Maurice Dehousse, ancien Président de l’asbl Le Grand Liège, lors du colloque « Georges & France Truffaut : de père en fille » du 22 octobre 2016
Introduction de Philippe Raxhon
Ph Raxhon. Georges Truffaut est à l’origine de la création du Grand Liège et s’il fallait qualifier cette asbl d’un seul mot, je pense que ce serait « levier ». Un levier dont l’action sera décrite par deux orateurs combinant le passé, le présent et l’avenir.
Comment présenter ces deux orateurs ? J’ai immédiatement songé à Christophe Colomb. Pourquoi ? Parce que Christophe Colomb naît à Gênes, il est formé à l’École Maritime de Gênes, extrêmement importante à l’époque. Il navigue en Méditerranée, dans l’Atlantique Nord, à proximité des côtes de l’Afrique de l’Ouest où il connaît un naufrage – ce qui est extrêmement important dans la vie et la formation d’un marin. Il s’installe alors à Lisbonne qui est l’autre École Maritime réputée. En fait, il a connu toutes les mers recensées à son époque. C’est pourquoi quand il prend la tête de l’expédition vers l’Amérique, il est tout à fait compétant puisqu’il a tout connu en termes de navigation. On ne peut dès lors que se demander quelle autre expérience il aurait pu encore acquérir avant son expédition vers ce qu’il croyait être les Indes. C’est un peu le cas de nos deux intervenants, Jean-Maurice Dehousse et Michel Foret. Parce qu’en réalité entre Jean-Maurice Dehousse et Michel Foret, la question n’est pas de dire ce qu’ils ont fait ni les fonctions politiques qu’ils ont exercées mais celles les fonctions qu’ils n’ont pas exercées. Et ça c’est un exercice qui pourrait être destiné à des étudiants en Histoire. Jean-Maurice Dehousse pour sa part est impliqué dans la création de toutes les institutions qui forment aujourd’hui la réalité de la Région wallonne et si je devais le présenter en trois mots, je dirais « militant, socialiste et wallon » Je lui donne immédiatement la parole.
JM Dehousse. Monsieur le Président, je vais accepter mais avant, je vous demande la parole pour faits personnels. Est-ce que vous me l’accordez ?
Ph Raxon. Absolument.
JM Dehouse. Je demande la parole pour faits personnels parce que j’ai appris hier que le temps de parole était réduit, dans mon cas, à quinze minutes, ce avec quoi je peux vivre très facilement mais m’oblige à vous dire trois choses : deux confessions et quelque chose qui, je crois, s’appelle un acte de contrition, mais ce n’est pas un vocabulaire qui m’est très familier.
La première confession est pénible mais moins que la seconde. C’est que j’ai connu et rencontré Georges Truffaut. Nous ne sommes pas, à mon avis, nombreux dans la salle à être dans ce cas-là.
La deuxième confession qui est pire que la première, c’est que je n’en ai gardé aucun souvenir. Je plaide Monsieur le Président les circonstances atténuantes. J’avais entre trois et quatre ans. C’était le temps de l’exil à Toulouse et on m’a dit et redit à d’innombrables reprises qu’au moment où Georges est passé à Toulouse, dans un contexte familial, j’ai passé des moments en sa présence.
Je le redis donc, je ne peux pas donner de véritable témoignage
Par contre, j’ai des souvenirs collatéraux -– st un mot très à la mode de notre temps –- des souvenirs de l’épouse de Georges Truffaut, de France, sa fille, qui était d’une énorme gentillesse envers le garçonnet que j’étais, et un souvenir émerveillé de son fils Claude, dont on ne parle pas très souvent, mais qui était un homme admirable, car à l’époque… il m’a donné des soldats de plomb.
Vous pouvez imaginer que j’ai veillé sur ces soldats de plomb avec un soin tout particulier. Lorsque nous avons réoccupé notre maison à la fin de la guerre, j’en avais conservé trois ! C’est le propre des armées d’être décimées pendant les temps de guerre et, 40 ans plus tard, quand j’ai pris mes invalides à Cointe, j’ai emballé très soigneusement le dernier survivant des soldats de Claude. Et je l’ai tellement bien emballé que depuis lors je ne l’ai jamais revu. Çà me parait plus cruel, car il n’a pas connu d’épreuve de guerre dans l’intervalle.
Quant à l’acte de contrition, le voici : il concerne France. France dont d’abord j’aime rappeler qu’elle a été enseignante dans cette école. En quelque sorte, nous sommes chez elle et cela crée, en moi, une certaine émotion. France, qui indépendamment de ses fonctions d’enseignante, s’est engagée dans l’action politique au sein du Parti Socialiste. Et il se fait qu’elle a choisi – et c’était la norme – de développer son action politique au sein de la section socialiste de Liège que je connaissais bien, car les mêmes causes produisent les mêmes effets, et moi aussi, j’y exerçais mon activité politique. Or, pour ceux qui ne le sauraient pas, la section socialiste de Liège est la chose connue, de toute ma vie, la plus proche des descriptions que j’ai lues de ce qu’était le Couvent des Cordeliers dans le Paris révolutionnaire. En d’autres termes, nous étions tous des partisans acharnés de la liberté, mais ce n’est pas sans difficulté que nous arrivions à coordonner nos efforts. Je n’ai pas toujours facilité au maximum la tâche de France. Elle a eu le grand courage – ce n’est pas rien et je ne plaisante pas– – dans un moment très difficile, en 1988, où les socialistes se divisaient fortement à propos de la participation gouvernementale – question qui se pose depuis la création du socialisme – de défendre cette participation, alors que pour ma part, j’y étais très opposé.
Nous en avons eu un débat parfaitement courtois, mais pas extraordinairement fraternel, sous la présidence de Michel Faway. La section n’a pas manifesté, par respect pour France, de violences verbales. On est passé au vote et France a accepté que la majorité ne soit pas de son côté. Cela s’est passé d’excellente manière, dans un temps et dans un monde où rien ne se passait plus d’excellente manière. Je voulais le dire avant d’aller plus loin.
Je suis un témoin sans aucun doute et je suis un témoin partial, parce que la personnalité politique de Georges Truffaut a joué tout au long de ma vie, sur moi-même, une action influence considérable.
Intervention de Jean-Maurice Dehousse, ancien Président de l’asbl
Maintenant, je vous remercie de votre complaisance et de votre compréhension et j’en viens au sujet que vous m’avez proposé : « Le Grand Liège ».
« Le Grand Liège », la date, c’est facile, c’est 1936. Donc, pour un juriste, deux questions se posent : « pourquoi faire ? » et « avec qui ? ».
« Pourquoi faire ? ». Essentiellement l’exposition de l’eau à Coromeuse en 1939, cela se trouve dans les statuts, mais pas seulement et je vais y revenir.
« Avec qui ? » mériterait une étude d’abord et une conférence distincte.
Il est indiscutable que « Le Grand Liège » est la concrétisation d’une idée de Georges Truffaut, mais celui-ci n’a pas eu l’occasion d’écrire ses mémoires pour expliquer pourquoi il avait demandé à X ou à Y d’en être avec lui. On pourrait en faire une étude puisque les documents existent. En quelque sorte, on peut décrire le groupe fondateur, comme étant un « who ‘s who » des notables de Liège en 1936. Avec un petit effort, on pourrait trouver des renseignements intéressants en analysant scrupuleusement qui est et qui n’est pas dans le groupe, mais cela dépasserait le cadre de mon intervention et, à ma connaissance, personne ne l’a fait jusqu’à présent.
Quoiqu’il en soit, on y trouverait outre Georges Truffaut, Georges Thone qui jouera un rôle considérable au « Grand Liège », ainsi que mon père, Fernand Dehousse, lié à Truffaut non seulement par des liens d’amitié, mais aussi par le fait qu’ils préparaient ensemble un ouvrage sur l’Etat fédéral en Belgique.
Je ne vais pas plus loin et je dis tout de suite que lorsqu’on regarde la composition du groupe de départ, il y a quelqu’un dont la présence est à la fois surprenante et indispensable. Et ce n’est pas souvent le cas. Il s’agit du Comte de Launoy. Pourquoi lui ? Parce que c’est, à l’époque, un des personnages dominant du monde industriel et financier liégeois.
A remarquer que l’Université de Liège, soucieuse de justifier sa place de 176ème université dans le classement de Shanghai, n’a jamais trouvé utile de faire une étude sur le Comte de Launoy. Il est vrai que son existence a été particulièrement brève… il a vécu presqu’un siècle.
D’’autres pourtant s’y sont intéressé et ce sont leurs travaux qui rendent la présence du Comte de Launoy surprenante. Ces travaux ont étudié de façon approfondie les liens entre le patronat belge et l’Allemagne, à la fois dans les années qui ont précédé la guerre et dans les années de guerre. Et ce que l’on y trouve – c’est un fait qui n’est nié par personne – le Comte de Launoy est un des grands financier de Léon Degrelle et de son mouvement.
Par conséquent, la surprise est inévitable quand on connaît l’ancrage indiscutable, indestructible de la personnalité de Georges Truffaut dans la Gauche, dans la Gauche militante, dans la Gauche attentive et dans la Gauche méfiante par rapport au fascisme. Méfiant, mais le fait est là ! Bien entendu, on ne dispose pas non plus de souvenir de Georges Truffaut – ce qu’il savait ou ne savait pas exactement à propos du financement de Rex par de Launoy.
Je pense, comme certains, qu’il ne pouvait pas connaître l’ampleur du financement, mais il ne pouvait pas l’ignorer parce qu‘il n’a pas été opéré de manière secrète. Il a été fait naturellement avec l’argent gagné par les travailleurs et ces choses-là laissent des traces dans les usines et dans les banques aussi. Et il y a des syndiqués et des gens suffisamment instruits pour repérer ces mouvements financiers qui sont pratiquement continus durant cette période qui couvre plusieurs années.
La présence de de Launoy dans les fondateurs du Grand Liège ne peut s’expliquer que par la clairvoyance de Georges Truffaut. Clairvoyance, c’est le deuxième point que je veux mettre en évidence, dans le fait qu’il perçoit le déclin de Liège.
Truffaut ne le cache pas – on trouve des traces dans différents écrits et il est bien placé pour le remarquer – Liège a souffert durement de la guerre de 1914 qui met fin à son apogée industrielle. La perte de la guerre par l’Allemagne va se traduire par un désastre pour le capitalisme financier allemand et par le fait même pour les épargnants liégeois, car ils sont nombreux qui ont fait confiance aux capitaux allemands, non pas pendant la guerre, je le souligne trois fois, mais avant la guerre. Et ils vont avoir un choc en retour, alors que les mêmes ont déjà connu la débâcle des emprunts russes. Il y a avant 14-18 des liens importants entre Liège et l’Allemagne qui pourraient être aisément chiffrés.
Donc Truffaut, pour tolérer et vouloir intégrer de Launoy, doit avoir conscience de la gravité du déclin liégeois, sinon il n’y a pas d’explication possible.
Du reste, nous trouvons dans la constitution du « Grand Liège », deux originalités.
D’une part le titre de l’association le dit : « Grand Liège » , c’est-à-dire « Liège extra muros » – c’est comme ça que les historiens le perçoivent, le terme est néanmoins un peu impropre, je vais dire pourquoi – la Ville de Liège ne suffisant plus à assurer la « grandeur » de Liège et donc on fait appel aux autres.
Et d’autre part, on crée ce qu’on appellera plus tard – je ne sais pas si les journaux de l’époque ont utilisé les termes – « les Forces vives » . C’est-à-dire qu’on cherche dans toutes les forces politiques, dans toutes les strates de la population active, les volontés qui peuvent servir au redressement. Ce n’est pas quelque chose d’aussi fréquent dans les années 30 que ça le deviendra dans les années 60. Dans le vocabulaire des années 30 ce n’est pas évident, d’autant plus qu’on sort, mieux : on est en train de sortir difficilement de la crise qui a fortement opposé le monde de Gauche et le monde du capital.
Je voudrais souligner aussi que pour un esprit qui n’est pas initié, le fait que l’on se tourne vers ses voisins parait un mouvement relativement normal. Après tout, s’il y a un incendie chez vouscelà c’est le voisin qui aide ou est le plus susceptible de vous aider.
Dans le monde politique ce n’est pas aussi évident que cela.
D’abord, primo, dans les relations internationales, est-il besoin de le redire, c’est au contraire avec les voisins qu’on a les meilleures guerres ? C’était vrai au 13ème siècle et c’est encore vrai maintenant.
Secondo, dans le cadre de Liège, c’est peut-être encore plus vrai. Je m’explique. C’est là qu’est la petite difficulté mentionnée plus haut. La Ville ne peut plus garantir la « grandeur » mais dans la réalité des faits, la Ville ne l’a jamais assurée seule. La Principauté a assuré la « grandeur » et la Principauté avait trente-deux bonnes villes. Donc, jamais ça ne marcha isolément. Liège ne peut apporter la totalité de l’effort. Truffaut, mesurant cela, décide de faire appel aux voisins et, on le voit bien à la lecture de la composition du premier Conseil d’Administration du Grand Liège, aux voisins immédiats.
Laissons ces choses-là. C’est un souvenir scolaire précoce qui me revient à propos des relations de voisinage. Je n’ai pas choisi d’entrer à l’école primaire dans les années de guerre. On ne choisit pas. Et c’est pendant les années de guerre que j’ai bénéficié de l’enseignement de l’histoire donné par l’enseignement communal de Liège. Celui-ci assurait à ses élèves la connaissance de l’Histoire de Liège et les assommait à raconter les mariages et les successions des Ducs de Bourgogne avec lesquels nous n’avons jamais eu que des rapports armés avec des succès peu heureux, puisque pour rappel, la Ville est rasée en 1468 par les Bourguignons.
Dans les manuels, et dans les commentaires de nos maîtres, on disait que, lors du sac, les voisins étaient venus aider les Bourguignons à jeter les liégeois deux par deux dans la Meuse. Même dans les années de guerre ça nous paraissait très choquant et de mauvais voisinage. Je n’ai vraiment compris cette attitude que quand j’ai connu André Cools, mais çà, c’est une autre histoire…
Voilà donc le « Grand Liège » créé peu de moyens. Je ne dis rien de l’Exposition de l’eau. Je dis que le « Grand Liège » va survivre. Il va survivre à l’Exposition qui aura le succès que l’on sait bien qu’ayant dû fermer ses portes précocement et il va survivre à la guerre. C’est du côté patronal, après la guerre, qu’on va trouver un autre président puisque, malheureusement, la guerre nous a cruellement privé de Georges Truffaut, subsidiairement du « Grand Liège » aussi.
C’est Edgard Frankignoul, qui va reprendre la présidence, mais, clairement, ce n’est pas un animateur. Néanmoins, ça témoigne d’un accent patronal et tout le monde répond à l’appel et remet les choses en ordre : « Le Grand Liège » reprend !
Et il ne reprend pas pour l’Exposition de l’eau qui est irrémédiablement terminée, mais pour le reste, c’est-à-dire le redressement, on dirait peut-être aujourd’hui « la défense et la promotion de Liège », Liège avec les différentes acceptions du terme.
À partir de ce moment-là, plusieurs faits saillants.
Un : une brisure forte va intervenir dans l’histoire du « Grand Liège » qui va opposer André Renard et Jean Rey. Il existe des documents tout à fait intéressants et qui mériteraient d’être commentés, mais cela prendrait trop de temps.
Pour ce qui est d’André Renard, nous avons heureusement une biographie, mais réalisée par l’Université de Louvain. Par contre, pour ce qui est de Jean Rey, l’Université de Liège considère que quelqu’un qui devient Président de la Commission Européenne ne mérite pas un petit arrêt. Dans deux ou trois siècles on cherchera peut-être encore un petit témoignage. Rey et Renard vont s’affronter par écrit sur le rôle de l’un et de l’autre et la difficulté pour l’autre de supporter l’action du premier.
Cette divergence de vue est un fait important qui va rebondir à travers les années, à telle enseigne que dix ans plus tard, Joseph-Jean Merlot retire les socialistes liégeois du « Grand-Liège ». Quand je dis les socialistes liégeois, ce sont les socialistes du « Grand Liège » puisque Merlot, c’est Seraing ! (et nous sommes bien dans le « Grand Liège » extra-muros).
Il faut dire que l’objet du « Grand Liège » va « glisser » à ce moment et devenir ce qu’en termes de sciences politiques on peut appeler une machine électorale, afin que le Parti libéral puisse conquérir la Violette. Donc nous ne sommes pas les damnés de la politique.
De lourds effets vont naître de cette petite brouille, pour employer un terme faible.
Personnellement, je vais entendre beaucoup parler du « Grand Liège » parce que mon père est du côté socialiste et mon oncle, Jean Lejeune, du côté libéral. C’est le dimanche qu’ils ont l’habitude de se voir amicalement ; ils tiennent à la maison une sorte de Conseil d’Administration du « Grand Liège ». Le résultat est que ça m’a donné l’envie d’y entrer, surtout au vu que les autres s’en vont. Il y a une place toute trouvée pour moi. C’est Jean Lejeune qui va m’en donner l’occasion et une occasion charmante parce que c’est une des dernières fois, je crois, que je pourrai dire ça. Il fait appel à deux personnes pour rajeunir le Grand Liège et l’autre est une dame charmante qui s’appelle Micheline Servais Latinis ; artiste de très grands talents, elle se sera beaucoup occupée de la revue du « Grand-Liège ».
Deuxième fait considérable, on traverse évidemment les années, c’est la désertion du monde industriel à laquelle j’ai assisté. Après la période des Présidents industriels, dont la personne la plus importante est probablement Edgard Frankignoul, on va passer par le culturel avec Jacques Levaux, puis par le politique avec Jean Lejeune.
Quand les industriels passent déjà au deuxième plan, cette désertion va s’aggraver parce que le phénomène qui va dominer le monde industriel de Liège, c’est évidemment l’ampleur des destructions. Nous en sommes tous conscients, nous savons que nous vivons dans une région mutilée par la disparition de la sidérurgie. Ai-je besoin de rappeler dans une assemblée où se trouve Claude Gaier que la mine était une activité multiséculaire et que beaucoup d’entre-nous appartiennent à la génération qui en ont vu la fin ? Claude l’a exposé de manière admirable.
Dans les autres secteurs, l’activité demeure peu ou prou et quelquefois de manière importante, mais elle est décapitée. J’ai vécu personnellement le rachat de la brasserie Piedboeuf entreprise familiale, grosse entreprise de Jupille, par ce qui est devenu maintenant le groupe Inbev. Dans les semaines qui ont suivi le rachat, on s’est rendu compte qu’il n’y avait plus personne à Jupille qui pouvait décider seul d’acheter un crayon. C’est aussi simple que ça. Ça a été radical. Je n’ai pas le temps pour raconter une anecdote qui m’est arrivée quand j’étais bourgmestre, mais les gens d’Inbev sont venus me trouver pour me dire qu’ils n’avaient pas les moyens de payer les taxes communales…
C’est le propre des entreprises qui perdent leur tête ou plus exactement dont la tête s’éloigne du corps -parce qu’elles ne sont pas décapitées, mais l’étage de décision n’est plus à Liège.
Et à cet égard-là, ça va se manifester par le fait qu’on se détache du « Grand Liège ».
Lorsque je succède à Jacques Levaux, je présidais encore la commission que nous réunissons à la demande des industriels. Nous avions un Conseil d’administration avec presqu’autant de membres que les Six Cents Franchimontois. Ainsi « Le Grand Liège » rencontrait les industriels, y compris les financiers et les banquiers, et on faisait des rapports, on influait. Tout cela s’est arrêté faute de combattants. Il y a une désertion et je suis persuadé que Michel Forêt rétablira un certain contact. Il y va de l’intérêt général.
Le troisième point fondamental, c’est-à-dire la thèse de George Truffaut selon laquelle des forces doivent être recherchées en dehors de la Ville de Liège, va être validée par la loi. En effet, la loi sur les fusions de communes va, dans un sens, forcer à l’agrandissement de Liège puisque la « vieille ville traditionnelle », absorbe plus de 10 communes voisines ou morceaux (un morceau d’Ans ; Sclessin qui était un morceau d’Ougrée). Bref, à ce moment-là, Liège passe à 240.000 habitants. Et on sait aussi que 6 ans plus tard, Liège en aura perdu 60.000, car elle est à 180.000, mais au prix de beaucoup d’efforts. Liège à 180.000 habitants maintenant, c’est le « nouveau Liège », le Liège extra-muros avec Chénée et les autres communes. 180.000 c’est la population de Liège en 1880. Donc la situation actuelle est comme si on avait gardé l’ancienne ville de Liège, mais qu’une bombe atomique avait rayé de la carte la totalité des communes environnantes.
Quand on parle du déclin de Liège, c’est de cela qu’on parle et c’est probablement une des raisons pour lesquelles on n’aime pas en parler.
Et le déclin se poursuit. Je n’en donnerai qu’un exemple, c’est la suppression du centre de production RTBF de Liège. Cet exemple est cher à mes yeux. La suppression des centres de production de la RTBF en Wallonie, celui de Charleroi comme celui de Liège, est une manœuvre politique, organisée, délibérée et pas du tout une manœuvre dictée simplement par des impératifs administratifs ou financiers. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai formulé, là où je pouvais le faire, des griefs sanglants contre les ministres socialistes qui avaient accepté cette diminutio capitis étant entendu, et c’est l’évidence, que ce ne sont pas les socialistes seuls qui l’ont acceptée. En ce qui me concerne, je porte la contradiction là où je peux l’apporter et je n’oublie pas les autres, mais il faut choisir. J’ai retenu ce grief et le brandis comme un grief contre Michel Daerden et contre quelqu’un qui est un ami. Il l’est difficilement resté et l’amitié a vacillé sous les reproches. C’est José Happart.
Liège a perdu plus qu’on ne croit, d’autant que dans la période considérée -là aussi je ne peux donner qu’un élément, mais qui stupéfierait Georges Truffaut – tous les journaux liégeois ont disparu. Je prends un exemple, quasi au hasard: en 1938, on célèbre un événement industriel, que Claude doit connaître. C’est l’anniversaire des usines à Cuivre et à Zinc de la Meuse dont on parle moins que l’acier mais qui est la réunion de différentes entreprises comme ce fut le cas dans la sidérurgie. A cette occasion, on organise un jubilé au musée de la Boverie, vidé de ses collections. 1.600 sièges sont disposés dans le musée et les six journaux liégeois relatent l’évènement. Aujourd’hui, il n’en reste aucun. Grâce aux efforts de Lilly Portugaels, une page a été sauvée dans l’édition liégeoise de la Libre Belgique. Il n’existe plus au Soir que la captation des textes de La Meuse et grâce aux techniques nouvelles, on peut facilement donner une apparence différente aux articles, mais ce sont les mêmes articles. La Meuse a cessé d’être Liégeoise puisqu’elle est à Namur. Il n’y a plus de rédaction locale à Liège et ça se voit bien dans beaucoup de domaines.
Je prends, encore au hasard, un fait qui n’est pas plus important qu’un autre. On nous annonce la mort de ce grand cinéaste qu’est à Andrej Wajda, un de ceux qui nous ont fait connaître la vigueur du cinéma non seulement en Pologne, mais dans l’Europe de l’Est. Et c’est un liégeois qui l’a fait connaître : Seghers. Il édite à l’époque une grande collection sur le cinéma et demande à Hadelin Trinon qui est le collègue de France Truffaut, de rédiger un ouvrage, qui sera absolument remarquable et novateur, sur Wajda. Celui-ci vient de mourir et personne ne parle de l’ouvrage de Trinon . Cela n’intéresse plus personne. Nous sommes rayés de la carte.
Le combat continue et « Le Grand Liège » continue. C’est une des raisons pour lesquelles, après avoir assuré, trop longtemps sans doute, la présidence, j’ai non seulement accepté d’avoir un successeur, mais j’ai cherché à avoir un successeur et je suis ravi de l’avoir trouvé en la personne de Michel Foret.
Le combat du « Grand Liège » ne se termine pas avec mes aventures ou avec le glorieux souvenir de l’Exposition de l’eau. Il continue parce qu’il est le combat de Liège. On ne peut pas ramener Georges Truffaut à la seule dimension de son Échevinat ce qui est déjà beaucoup. On ne peut pas le ramener surtout à une dimension liégeoise, ce qui est évidemment pour nous beaucoup, mais on doit aussi le considérer sous sa dimension wallonne.
La pensée de Georges Truffaut et ses combats sont toujours vivants, toujours utile et toujours nécessaires.
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